Dysmorphie financière : quand les réseaux sociaux faussent notre perception de l'argent 

La richesse est devenue une obsession pour pléthore de jeunes, confrontés à un étalage de styles de vie ostentatoires sur les réseaux sociaux. Une comparaison inlassablement entretenue par les influenceurs, le marketing et les algorithmes, à l'origine de ce regrettable phénomène.

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« Je ne follow que des gens qui ont une vie ordinaire sur les réseaux donc je ne me sens pas concerné ». Grand bien lui en fasse, à celui qui se sent comme Olivier, épargné par la dysmorphie financière. Si ce nom ne vous est pas familier, il gagne en importance à mesure que les jeunes passent de plus en plus de temps sur les réseaux sociaux.

Cousine de la dysmorphie corporelle — où une personne a une vision déformée de son propre corps en se comparant à des modèles idéalisés —, la dysmorphie financière désigne ce sentiment de jalousie face aux mises en scène des influenceurs exhibant richesse et succès apparent sur leurs réseaux sociaux. Selon une étude Qualtrics relayée par L’Ardennais en 2024, 60 % des jeunes participants se disent insatisfaits de leur propre situation financière après avoir consulté leurs fil d'actu, et 40 % admettent avoir dépensé au-delà de leurs moyens pour afficher un certain train de vie sur ces plateformes.

D’après un rapport OpinionWay 2024, 76 % des Français ont une perception négative de leur pouvoir d’achat, largement influencée par cette comparaison constante. 

Un complexe qui s'intensifie avec le scrolling

Vacances de luxe, sacs de grandes marques, voitures de sport, appartements high-tech… les vidéos lifestyle prolifèrent sur TikTok, Instagram ou YouTube. Ces contenus occupent une place centrale dans les algorithmes qui favorisent l’émotion, l’ostentation et les images spectaculaires. Les jeunes spectateurs, déjà vulnérables parce qu’ils sont en pleine construction identitaire, sont happés par ces modèles.

« Chaque fois que j'ouvre Instagram, je suis bombardée d'images de gens de mon âge qui semblent vivre une vie de rêve. (...) Même si je sais que ce n'est pas la réalité, je ne peux m'empêcher de me sentir inadéquate et anxieuse par rapport à ma propre situation financière. » témoigne une étudiante dans un article de Slate.

Amanda Clayman, thérapeute financière citée dans la même enquête, décrit l’état d’« anxiété persistante » et d’« insécurité profonde », même lorsque l’on a objectivement une situation stable. Un sentiment d'infériorité qui s’amplifie avec le temps passé à scroller : «  20 minutes sur Instagram et je remets en question tous mes choix de carrière », peut-on lire  sur le site Urbania. « Quand j’entends parler des extravagances de Jeff Bezos, ça m’agace moins que les tiktokers anonymes de 25 ans qui montrent leur première classe pour leurs vacances à Tokyo », poursuit-elle.

Une génération bercée par l'abondance

Dans les années 1990 et 2000, des émissions télévisées comme « Cribs » sur MTV — où des célébrités ouvraient les portes de leurs villas — ou certains reportages sensationnalistes sur « la vie des millionnaires » faisaient étalage d’une richesse inaccessible. Les objets de luxe s'affichent également sur les pages en papier glacé des magazines.

Cependant, la comparaison était limitée à des célébrités lointaines. Aujourd’hui, les réseaux sociaux, devenus le principal média pour les moins de 35  ans, brouillent cette frontière, donnant l’illusion que ces styles de vie sont accessibles et quotidiens. Les influenceurs proposent une proximité factice avec leurs abonnés : mêmes codes, mêmes âges, mais train de vie surdimensionné. Leur vie semble embellie par des voyages permanents, un dressing sans fin ou des restaurants gastronomiques. Cette proximité entretient l’idée qu’échouer à atteindre ce niveau de vie signifierait un manque de mérite personnel.

Or, derrière ces mises en scène, la réalité est toute autre : sponsors, placements de produits, locations temporaires de voitures ou de villas simplement pour une vidéo, voire dettes contractées pour afficher un certain statut. Pourtant, le cerveau adolescent ne fait souvent pas la part entre réalité et fiction. Le décalage peut générer un rapport faussé à l’argent, allant de l’anxiété à l’impulsion d’achat déraisonnée.

Pression sociale et risques psychologiques

Les psychologues observent déjà des formes d’insatisfaction chronique : certains jeunes déclarent se sentir « en retard » dans la vie alors qu’ils n’ont pas encore 20 ans. D’autres développent un rapport pathologique à la consommation, convaincus que leurs objets personnels reflètent leur valeur sociale. Ce phénomène peut même engendrer une culpabilité familiale, lorsque les adolescents reprochent inconsciemment à leurs parents de ne pas pouvoir leur offrir de vacances ou de biens présentés comme « normaux » à force d’être banalisés en ligne.

La dysmorphie financière est donc alimentée par deux tendances :

  • La glorification de la réussite matérielle comme objectif ultime.
  • La mise en comparaison perpétuelle via les flux continus des réseaux.

Le parallèle avec la télévision est éclairant. Les émissions type « téléréalité » ont pavé la voie à cette culture du paraître, où villa, piscine et fête deviennent des symboles de reconnaissance sociale. Internet a intensifié le mécanisme en rendant cet étalage interactif. Là où le spectateur télé restait passif, aujourd’hui chacun peut « liker », commenter, suivre, et parfois même tenter de reproduire en ligne cette image de réussite.

La situation économique — inflation, dettes étudiantes, emplois précaires — nourrit ces angoisses déjà amplifiées par les algorithmes qui valorisent les images virales de luxe. D’après un article du New York Times repris par plusieurs médias français, la surreprésentation de conseils « pour s’enrichir rapidement » propage l’illusion qu’une ascension fulgurante est à la portée de tous.

Un enjeu sociétal

La dysmorphie financière interroge notre rapport collectif à l’argent et à la réussite. Elle met en lumière l’importance de proposer aussi d’autres récits, valorisant la solidarité, les parcours ordinaires, et un mode de vie plus réaliste. Car si l’étalage de richesse existe depuis longtemps, la différence aujourd’hui est que les adolescents la consomment au quotidien, sur des écrans personnels, sans filtre ni mise en perspective.

Pour éviter de tomber dans ce travers, on peut, comme Olivier, suivre la vie de gens « ordinaires » sur les réseaux sociaux. Après tout, chacun peut devenir un mème du jour au lendemain. Vous pouvez tout simplement limiter le temps passé sur les réseaux sociaux mais aussi analyser régulièrement vos finances pour vous reconnecter à la réalité ou encore consulter un conseiller ou thérapeute si l’anxiété devient envahissante.

Favoriser une éducation financière dès le plus jeune âge est indispensable. Le « passeport Educfi » pour les collégiens français va dans ce sens, tout comme les ateliers-témoignages organisés dans certaines universités.

À l’heure où les réseaux sociaux façonnent les aspirations, comprendre et nommer ce phénomène devient essentiel pour éviter qu’une génération entière ne grandisse avec une image déformée du succès et un sentiment persistant d’insuffisance face à des modèles inaccessibles.

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