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Manifester un peu trop d'enthousiasme ? Cringe ! Oser un style différent ? Cringe ! Cet article ? Cringe ! Qu'il est loin le temps des joyeux flashmob, ces chorégraphies données en public sur une musique pop, parfois filmées et publiées sur YouTube (pour le meilleur et pour le pire). À l'occasion de la promotion de son dernier album, le rappeur Tyler the Creator a relaté sur son compte Instagram un constat glaçant. Il a demandé à ses amis, artistes ou non, pourquoi ils ne dansent plus en public. La réponse : parce qu'ils avaient peur d'être filmés et de finir en meme. Il se pose alors la question suivante : « à quel point la peur du ridicule vole notre humanité ? »
@edo.sv Pour vous c’est quoi le plus gênant ? #gênant#embarassant#moment#cringe#sansraison ♬ son original - Edo 🧊
Sur TikTok, Twitch, Instagram ou Reddit, l’adjectif « cringe » s’est imposé comme le cri de ralliement d’une jeunesse hyperconnectée, oscillant entre moquerie et anxiété. Dans une société du spectacle numérique, la peur d’être « gênant » s’installe jusque dans le quotidien, empêchant la sincérité, la prise de risques, et le lâcher-prise. Ce phénomène, à la fois générationnel et universel, interroge : à quel point sommes-nous devenus prisonniers du regard digital ?
Figurant de sa propre vie
Vous avez sans doute constaté que certaines conversations prenaient une teinte de plus en plus ironique voire cynique. Une manière de mettre les choses à distance, consciente ou non, pour paraître blasé, au-dessus de tout, bref, cool. Dans une interview accordée à la télévision australienne, le poète et professeur Ocean Vuong évoque à quel point la sincérité met les gens mal à l’aise, en particulier les jeunes générations qui se cachent souvent derrière l’ironie ou le détachement. « Nous sommes gênés quand la sincérité est dans la pièce », remarque-t-il, dénonçant l’injonction à la perfection sur les réseaux.
@laurentfebvay Les gens qui disent tout le temps : « C’est gênant «
♬ son original - Laurent Febvay 😎
Devenus des figurants dans leur propre vie, obsédés par « Comment ça va être perçu ? » plutôt que par : « Comment ça va me faire sentir ? », cette génération se regarde vivre en permanence, comme si chaque geste devait passer pour un casting potentiel. Mais le pire, c'est que la cringe culture n'est pas drôle. C'est une machine à faire taire les gens. C'est la nouvelle cancel culture, conclut le média belge RTBF. Une sorte de vigie qui humilie ceux qui sortent du cadre, qui osent être sincères, passionnés.
Le « Gen-Z stare » incarne parfaitement cette crispation contemporaine : un regard fixe et neutre, adopté pour éviter tout risque d’interprétation ou de jugement. Cette posture illustre l’évitement actif du ridicule, symptomatique d’une jeunesse qui surveille sa propre image en temps réel.
Simple retour de bâton des années 2010 où la quête du buzz incitait à s'exposer à tout prix ou vrai handicap qui conduit à l'autocensure ?
Génération directe
« J'appartiens à la génération où il fallait poster son gobelet Starbucks en photo sur Instagram pour montrer son statut social », confie Judith, 24 ans. Aujourd'hui, la jeune femme ne poste quasiment plus rien sur son compte Instagram, affirmant ne plus avoir besoin de « prouver » qu'elle mène la grande vie.
Chaque génération a ses codes et jongle avec le regard de l'autre comme elle peut. N'avez-vous donc jamais éprouvé le sentiment de honte, indissociable de l'adolescence ? La peur du jugement n’est pas nouvelle. Emmanuel Kant, dans sa réflexion sur l’autonomie, invite à « s’affranchir du regard de l’autre pour penser et agir librement ».
Certes, le web exacerbe la pression sociale : chaque maladresse devient susceptible de viralité, d’immortalisation digitalisée. Mais les réseaux sociaux ont permis à la jeunesse de s’affirmer politiquement, d’organiser des mobilisations mondiales (climat, diversité, justice sociale), et de parler ouvertement de santé mentale. Le « cringe » parfois dénoncé est aussi le prix d’une parole plus libre, d’un engagement authentique et imparfait. Les mouvements #MeToo ou Fridays For Future l’illustrent : s’exposer, c’est parfois risquer le ridicule pour une cause.
Après tout, si la Gen Z évite le small talk (parler de la pluie et du beau temps entre deux étages), ciment des générations précédentes, c'est peut-être qu'elle refuse simplement de faire semblant.