Amnésie numérique : le digital nous fait-il perdre la mémoire ?

Les nouvelles technologies sont omniprésentes dans nos usages quotidiens. Régulièrement, on leur délègue la mission de retenir des informations à notre place. Mais, quelle incidence cela a-t-il sur notre mémoire ? On a posé la question à un expert.

Publié le : 05-04-2023

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Vous aussi vous avez l’impression d’avoir de moins en moins de capacité de mémorisation ? Vous oubliez souvent des informations que vous avez apprises pas plus tard qu’hier ? D’ailleurs, pour être sûr de ne rien oublier, vous avez une méthode infaillible : tout noter dans votre téléphone. Tant et si bien qu’aujourd’hui, vous êtes incapable de vous souvenir du numéro de portable de vos proches (ou de leur date d’anniversaire). Ce comportement porte un nom “l’amnésie numérique”.

En 2015, une étude réalisée par l’entreprise de cybersécurité, Kaspersky Lab, définissait l’amnésie numérique comme notre “incapacité à retenir des informations importantes compte tenu du fait que nous les enregistrons souvent sur nos smartphones”. 8 ans plus tard, le développement des Intelligences Artificielles (IA) nous amène encore à repenser notre rapport à la technologie.

Tandis que les IA peuvent désormais imiter les fonctions du cerveau humain grâce au “deep learning” (apprentissage profond, en français) et qu’on se demande si l’IA est en passe de devenir l’enseignante du futur, est-ce que, ironiquement, nos technologies de plus en plus intelligentes ne rendraient pas nos cerveaux de moins en moins performants ? Les écrans, parfois désignés coupables d’engendrer troubles de la concentration et diminution de la qualité du sommeil, ne seraient-ils pas en plus responsables de notre perte de mémoire ? On a voulu en savoir plus, alors on a posé la question à un expert.

Nos usages numériques entravent notre mémoire à long terme

Francis Eustache est neuropsychologue, chercheur à l’Inserm et à l’École Pratique des Hautes Etudes, mais aussi président du conseil scientifique de l’Observatoire B2V des mémoires. Bref, notre mémoire, c’est un peu son rayon. Alors avant d’entrer dans le vif du sujet, on lui a demandé de nous expliquer comment celle-ci fonctionne. Globalement, on peut séparer le processus de mémorisation en trois grandes phases :

  • L’encodage : c’est le moment de l’enregistrement de l’information. Par exemple, c’est le moment où je vais apprendre de nouveaux mots de vocabulaire.
  • Le stockage : c’est le moment où je vais consolider l’information dans ma mémoire.
  • Le rappel : c’est le moment où je vais récupérer l’information pour la réutiliser.

À l’ère digitale, le numérique impacte très tôt ce processus de mémorisation. Il intervient dès l’encodage puisque cette phase demande d’y consacrer un minimum de temps, des échanges avec les autres, mais surtout de l’attention. Or, “L’utilisation intempestive des écrans peut être une gêne à ces capacités attentionnelles.” En effet,  “Si nous n’accordons pas notre attention exclusive à une information, elle rentre moins dans la mémoire dite “sémantique”, qui est une sorte de synthèse mentale de toutes les informations qui nous parviennent”. De plus, si Internet s’avère être une source d’information quasiment infinie, encore faut-il qu’elles puissent s’ancrer durablement dans notre mémoire. “On passe assez vite d’une information à l’autre… alors que pour acquérir des informations, il faut les traiter en profondeur”.

"La lumière bleue des écrans va avoir tendance à donner au cerveau le message que l'aube est proche."
Francis Eustache, neuropsychologue, président du conseil scientifique de l’Observatoire B2V des mémoires

Ensuite, pour que l’information passe dans la mémoire à long terme, elle doit être consolidée. Durant cette période, le sommeil joue un rôle essentiel puisqu’il permet de réactiver les circuits neuronaux sollicités dans la journée. Malheureusement, l’utilisation des écrans (surtout le soir) peut avoir un effet négatif sur la qualité de notre sommeil : “la lumière bleue des écrans va avoir tendance à donner au cerveau le message que l’aube est proche.” Ce qui participe à désynchroniser notre horloge interne et inhiber la sécrétion de mélatonine, la fameuse hormone du sommeil.

"La mémoire, ce n'est pas simplement enregistrer des informations, c'est aussi prendre des décisions, se projeter dans l'avenir…"
Francis Eustache, neuropsychologue, président du conseil scientifique de l’Observatoire B2V des mémoires

Enfin, pour favoriser la mémorisation, nous avons besoin de moments de quiétude. “C’est ce qu’on appelle l’état du ‘mode par défaut’, c’est-à-dire quand on est plongé dans ses pensées internes. On remet en synergie des informations qu’on a captées ici et là.” Ces moments de quiétude, c’est aussi des temps consacrés à rêvasser. Dans un monde obsédé par la productivité et par la rentabilisation absolue du temps, la rêverie a plutôt mauvaise presse. Mais attention à ne pas négliger ces moments à soi, selon Francis Eustache : “Ils sont importants car ils nous aident à prendre des décisions. Parce que la mémoire, ce n’est pas simplement enregistrer des informations, c’est aussi les mettre en rapport avec notre quotidien, prendre des décisions, avoir des projets, se projeter dans l’avenir, créer.”

Le numérique stimule notre mémoire à court terme

Si on résume, nos usages digitaux semblent aller à l’encontre des bonnes pratiques à avoir pour favoriser notre mémoire à long terme. Pour autant, il ne s’agit pas de diaboliser le numérique mais au contraire d’apprendre à l’utiliser de façon optimale. Et tordons le cou tout de suite à une l’idée reçue selon laquelle noter des numéros dans son téléphone ou faire des listes freine notre capacité à mémoriser diverses données. Car en réalité, utiliser des outils pour externaliser notre mémoire n’est pas nouveau. “Tout au long de son histoire, l’homme a fait appel à des supports externes pour consolider et amplifier sa mémoire interne”, résume Francis Eustache.

"Manipuler des outils numériques, ça va entraîner la mémoire de travail."
Francis Eustache, neuropsychologue, président du conseil scientifique de l’Observatoire B2V des mémoires

Selon lui, la pluralité et la facilité d’accès à l’information que permettent les outils numériques actuels doivent être perçues comme une chance. D’ailleurs, “le fait de manipuler des outils relevant du numérique, jeux vidéo ou autre, ça va entraîner la mémoire de travail. Ça va nous rendre plus efficace pour gérer des tâches multiples, des tâches où il faut aller vite, où il faut conserver une information pour en manipuler une autre.” Bref, ça va booster notre réactivité et ça, ce n’est quand même pas rien dans un monde qui va toujours plus vite.

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En revanche, comme pour tout, gare à l’excès : “ce qu’il ne faudrait pas, c’est qu’on soit toujours dans une situation de stimulus à construire. C’est bien qu’on soit réactif à des informations rapides, mais c’est bien aussi de retrouver un temps plus long pour comprendre par exemple des textes complexes : vous avez besoin de temps, de revenir en arrière, de mettre des points en relation les uns avec les autres.” En somme, comme toute évolution sociétale majeure, il s’agit de comprendre le numérique et d’apprendre à s’en servir à bon escient. En commençant, par exemple, à s’éduquer à l’usage des écrans.

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  1. Être organisé : dans son quotidien et dans son apprentissage.
  2. Prendre son temps : consacrer du temps à l’apprentissage (encodage).
  3. Créer des liens : mettre en relation ce que l’on sait déjà et ce que l’on est en train d’apprendre (faire des synthèses, créer des liens…).
  4. Interagir avec les autres : pour s’ancrer de façon durable, la mémoire se travaille en collectif et en collaboration.

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