En 2022, 73% des professionnels du numérique étaient des hommes, selon Social Builder. Un manque de mixité délétère dans un marché du travail qui peine à recruter. Heureusement des solutions existent sur le terrain.
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Cybersécurité, IA, data, cloud… Alors que le numérique façonne notre environnement et crée “le monde de demain”, une partie de l’humanité reste en marge du progrès. En effet, selon une récente étude du cabinet McKinsey “More Women in Tech” (traduction : “Plus de femmes dans la tech”), la part moyenne des femmes dans ce secteur d’activité au sein des 27 pays de l’Union européenne s’élève seulement à 22%. Pourtant le secteur de la tech est en pleine santé et les entreprises font face à d’importantes difficultés de recrutement.
En France, elles ne représentent que 27,9% des employés du numérique, alors même que la filière compte 80 000 postes ouverts selon le Conseil National du Numérique. Afin de les encourager à s’approprier les compétences et l’expertise nécessaires pour anticiper les évolutions du marché du travail, sur le terrain, les initiatives se multiplient et les acteurs misent sur deux axes : l’éducation et la représentation.
Des choix d’orientation qui commencent dès le plus jeune âge
Et si les inégalités présentes dans les métiers de la tech se jouaient sur les bancs de l’école ? “Aujourd’hui, on se rend compte que les jeunes filles délaissent les mathématiques », constate Mathilde Saliou, auteure de « Technoféminisme : comment le numérique aggrave les inégalités ». Une désertion accentuée par la dernière réforme du lycée, selon l’auteure : « La réforme du bac, qui a rendu l’accès aux mathématiques et aux sciences accessibles par option, a aggravé la tendance.”
En effet, en juillet 2021, un rapport consacré à l’égalité filles-garçons, remis au Ministre de l’Éducation nationale, pointait du doigt la sous-représentation des filles dans les enseignements de spécialité scientifiques et plus spécifiquement dans l’enseignement de spécialité Numérique et Science Informatique (les filles représentent 18 % de l’effectif). De la même façon, les trois quarts des garçons suivent un enseignement en mathématiques en terminale et seulement la moitié pour les lycéennes. Or, comme le note le rapport, “les choix d’orientation dans le supérieur sont largement inspirés par ceux effectués dans l’enseignement scolaire”.
Une « stéréotypie de genre » que les auteurs du rapport rapprochent de la part insuffisante des femmes parmi les ingénieurs, en général (28 %) et, tout particulièrement, parmi les ingénieurs dans les métiers du numérique (7%). Mais ce manque de représentation sur le terrain s’illustre aussi dans les représentations mentales selon Ajar, 28 ans : “Quand on pense métier du numérique, on pense souvent au geek boutonneux derrière son ordinateur”. Même son de cloche pour Djahra pour qui, “on assimile beaucoup les métiers scientifiques aux hommes. Même le mot ‘hacker’ est masculin. Moi quand je vais l’imaginer je vois un homme, et même si j’imagine une femme, je vais la visualiser comme un bonhomme.” Pour la jeune femme de 22 ans, actuellement Social Media Content Creator stagiaire chez Orange, c’est tout un imaginaire lié à la tech qui est à reconstruire.
Justement, le mercredi 8 mars à l’occasion de la journée mondiale des droits des femmes, l’Orange Digital Center de Saint Ouen organisait un atelier visant à initier les femmes aux métiers du numérique. Une initiative menée en partenariat avec Capital Filles, une association qui favorise les choix d’orientation des jeunes filles et leur rencontre avec le monde de l’entreprise. Ce jour-là, une dizaine d’entre elles venaient découvrir le codage, le deep learning ou encore le langage HTML.
Âgées de 16 à 19 ans, ces élèves du lycée Jean Macé (Choisy-le-Roy) avaient été sélectionnées pour leur engagement associatif ou leur bon résultat scolaire. L’atelier démarrait par une vidéo de Trace Academia, sur le code : 4 min top chrono durant lesquelles une jeune femme dynamique décrypte quel langage de programmation se cache derrière des applications comme Instagram. Une proximité avec le quotidien qui fait mouche et qui donne lieu à un échange dynamique ! Les premières questions ont rapidement fusé : “est ce que c’est pas dangereux les ondes ?”, “Les ondes ça vient d’où ?” …
L’influence des proches , un facteur déterminant
En revanche, lorsqu’on leur a demandé quels métiers elles envisagent de faire à l’avenir, les réactions étaient plus mesurées. L’une d’entre elles nous a expliqué qu’elle souhaite devenir agent aéroportuaire “parce que dans ma famille, il y en a qui font ça”. Eh oui, le manque de représentation commence dans notre tout premier cercle de socialisation : la famille. Selon une enquête menée en 2021 par l’école informatique Epitech et IPSOS, 33 % des filles sont encouragées par leurs parents à s’orienter vers les métiers du numérique, contre 61 % pour les garçons. Un chiffre qui est loin d’étonner Djahra, pour qui “même quand on vient d’une CSP+, je ne pense pas qu’un père dirait à sa fille d’aller dans l’IT, ou dans la finance … Il va plus orienter son fils dans ce genre de secteur.” Pour autant, la jeune fille affirme que ses parents la soutiennent dans ses choix, d’ailleurs “si je n’avais pas eu de frères et soeurs dans les études supérieures, je ne m’y serais pas risqué
Quant à Sakina, 17 ans, elle n’arrive tout simplement pas à s’imaginer en tant que femme dans la tech : “Je ne connais personne qui fait ces métiers là et il n’y a que des hommes dedans donc difficile de visualiser.” Pour Ajar, chargé de la préparation et de l’animation de cet atelier, rien d’étonnant à cela : “Ce sont des métiers obscurs, on n’en parle pas assez, ils ne sont pas mis en avant et ils n’ont pas une image sexy.”
D’ailleurs quand on leur demande ce qu’elles veulent faire plus tard, aucune ne mentionne la tech. Pour Imen, 16 ans, ce sera surement la vente, faute d’une meilleure orientation : “je suis en première, on m’a mise en BTS vente parce que j’avais de mauvaises notes en général. Mais en vrai, je ne sais pas trop quoi faire”. Un exemple qui illustre bien le manque de formation des professionnels de l’orientation selon Sophie Gourion, responsable de l’insertion professionnelle chez l’association “DesCodeuses” : “Les psychologues de l’orientation parlent d’ informatique et de numérique sans savoir ce qu’il y a derrière, alors que la différence est énorme entre un data scientist et un UX Designer.” Mais aussi de représentations genrées toujours aussi persistantes : “on oriente plutôt les femmes vers des métiers de support ou du soin.”
Créer de nouveaux modèles, un enjeu pour les femmes dans la tech
Dans ces conditions, difficile pour des adolescentes de se projeter. Pas étonnant quand on sait que les femmes ont été effacées de l’histoire du numérique. En effet, qui se souvient que c’est une femme, Ada Lovelace, qui a créé le premier programme informatique, au 19e siècle ? Quand on demande aux filles si elles peuvent citer un exemple de femmes, réelles ou fictives, qui travaillent dans la tech, le silence est lourd. L’une d’elle se risque finalement à proposer “Shuri, dans le film Black Panther”. Bel exemple ! En effet, la princesse, sœur cadette du héros de Marvel, est à la tête d’un groupe de conception chargé de créer une grande partie de la technologie moderne de son royaume. Mais force est de constater que même dans la pop culture, les exemples ne sont pas légions.
Selon Sophie Gourion, à ce niveau-là, la fiction colle plutôt bien à la réalité : “On manque de ‘role model’…quand on sort de Marie Curie il n’y a plus personne. Tout le monde connaît Steve Jobs mais personne ne sait qui est Whitney Wolfe Herd (N.d.l.r : la fondatrice du site de rencontre Bumble, la plus jeune self-made-woman milliardaire au monde selon le site Forbes)” Inspirer les femmes grâce à des modèles qui leur ressemblent, c’est d’ailleurs l’une des forces des “DesCodeuses”. Fondée en 2018 par Souad Boutegrabet, l’association forme des femmes des quartiers prioritaires, pour permettre leur insertion dans les métiers du numérique. “Le fait de voir en entreprise des femmes noires, voilées ou qui ne sortent pas des écoles d’ingénieurs ça peut faire dire aux autres, ‘c’est possible, on peut se projeter dans ces métiers.’”
Car la tech pâtie aussi bien de son image genrée que de sa réputation élitiste. “ Il faut arrêter de croire qu’il faut être super intelligent ou avoir fait de hautes études pour créer un site web…même pas besoin d’avoir le bac”, s’agace Ajar. Pourtant, les entreprises ont tout à gagner à diversifier leurs profils de recrutement car “ça facilite l’intelligence collective : quand on reste dans l’entre-soi les idées nouvelles n’arrivent pas”, nous affirme Sophie Gourion. Une idée partagée par une étude Executive Horizons, datant de 2018, qui soulignait les bénéfices majeurs de la diversité culturelle au travail. Parmi eux, on peut noter un regain de créativité, une meilleure compréhension de la clientèle ainsi qu’une plus grande capacité à innover et à gérer les problèmes. En plus, “contrairement aux personnes qui sortent d’une grande école, les femmes que nous formons n’arrivent pas formatée et les entreprises peuvent aussi les façonner pour leur apprendre des langages et compétences”, relate Sophie.
C’est d’ailleurs l’un des axes du plan gouvernemental Égalité 2023-2027 : Apporter un accompagnement global à 10 000 jeunes femmes désirant poursuivre des études supérieures dans les filières de la tech et du numérique en agissant sur l’ensemble des freins identifiés : ressources financières, confiance en soi, réseaux.
Le mot de la fin ? On le laisse à Djahra : “J’ai l’impression que c’est notre génération qui va changer les choses.”