Bienveillants, sarcastiques, passif-agressifs…Les émojis servent à exprimer par écrit nos émotions. Pourtant, au travail, ils peuvent aussi être une source d’incompréhension. Notre expert fait le point.
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Au travail, un sourire peut tout changer. Et non, on ne parle pas ici d’un sourire affiché aux abords de la machine à café, mais bien d’un sourire envoyé par message. Nés dans les années 2000 au Japon, les émojis se sont imposés dans le monde entier. Selon la définition du Larousse, il s’agit “des représentations graphiques utilisées pour exprimer une émotion, figurer un personnage, un animal, une action etc.. dans un message électronique et sur les réseaux sociaux.”
Alors qu’ils règnent depuis des années dans nos conversations privées, ils ont désormais investis nos échanges professionnels. Chaque année, le consortium Unicode s’occupe de la validation ou l’invalidation des émojis. Et s’il existe un émoji pour chaque situation (que l’on peut trouver dans cette emojipedia), il est parfois ardu de savoir décoder sa signification.
Alors, les émojis facilitent-ils réellement nos échanges à distance avec nos collègues ? A-t-on raison de les utiliser dans le cadre professionnel ? On a posé la question à Pierre Halté, maître de conférences en Sciences du Langage à l’université Paris Cité, auteur du livre “Les émoticônes et les interjections dans le tchat”.
Les émojis, à quoi ça sert ?
Les premiers pictogrammes sont nés avec les logiciels de chat et existent depuis 1972. 10 ans plus tard, les premiers émoticônes créés à partir de la ponctuation apparaissent ( 😉 ). Mais les émojis dessinés tels qu’on les connaît aujourd'hui, n’existent que depuis les années 2000. Inventés par une société de téléphonie japonaise, ils servaient initialement à donner un contexte émotionnel à des messages textuels.
Et bien que certains les accusent d’appauvrir le langage verbal, les émojis ne servent pas à remplacer les mots mais plutôt les gestes et les intonations. Pierre Halté distingue trois grandes fonctions :
- Substitution : c’est ce qui arrive quand on remplace un mot (souvent un nom commun) par un émoji.
- Illustration : c’est ce qui se produit quand on utilise un émoji pour illustrer un propos.
- Modalisation : c’est ce qui arrive lorsqu’on utilise un émoji pour ajouter un contexte émotionnel à l’écrit. C’est la fonction principale des émojis et leur utilisation la plus courante.
Si les raisons de les utiliser semblent claires, leur interprétation l’est pourtant un peu moins.
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Un langage moins universel qu’il n’y paraît
Il existe des différences culturelles qu’il s’agit de prendre en compte lorsqu’on utilise un émoji. “Le sourire n'a pas la même valeur dans toutes les cultures, par exemple entre le Cambodge et la France”, explique Pierre Halté. De même, le fameux pouce en l’air (très employé dans les messageries professionnelles comme Slack) peut vous jouer de vilains tours. Selon le IrishTimes, il serait le symbole d’une réaction passive-agressive, à la frontière du doigt d’honneur. Une sorte de “ok-ciao-bye” expéditif, envoyé à la figure de votre interlocuteur.
Outre la culture, les interprétations peuvent également être différentes selon les générations. “Les jeunes générations ont tendance à s'emparer de signes de multiples natures, pour en faire des choses nouvelles ; c’est notamment le cas avec les émojis”, selon Pierre Halté.
Vous utilisez souvent l’émoji clin d'œil ? Attention, celui-ci peut être sujet à interprétation. Certains l'utilisent pour marquer une forme de connivence, quand d'autres l’emploient pour souligner une phrase sarcastique ou passive-agressive. “Très souvent c’est pour faire passer un message plutôt sec, du coup le clin d'œil n’est pas très amical mais plutôt rempli d’ironie”, tranche Estelle, 25 ans, community manager. Pour Olivier, 35 ans, il s’agit plutôt d’un signe de connivence, une façon de détendre l’atmosphère.
Ainsi, les deux phrases suivantes n’auront-elles pas la même signification selon votre interlocuteur, quand bien même votre intention serait la même :
“Je pense que les émojis ont des degrés d'ambiguïté différents selon les émotions et les usages”, suggère Pierre Halté. Autre exemple, parmi les émojis les plus sujets à interprétation, on retrouve …. l’émoji coeur. Pierre Halté nous raconte : “Pour la génération des grands-parents, c’était le symbole d’un amour fort alors que pour les plus jeunes, c’est une simple marque d’affection ou de plaisir un peu superficiel.”
Face au risque de crispation et d’incompréhension, est-ce vraiment prudent d’utiliser les émojis au travail ?
Les émojis, un langage pas vraiment pro ?
Selon une étude Adobe, 74 % des Français interrogés affirment utiliser les émojis dans le cadre professionnel. Natalia, journaliste mode à Paris concède les utiliser de temps en temps au travail, mais pas avec tout le monde : “ça peut m’arriver d’employer des émojis avec dans le cadre pro, mais seulement avec des gens que je connais bien et qui sont de la même génération que moi. Sinon j’évite, ce n’est pas très pro.”
L’utilisation des émojis en milieu professionnel s’est démocratisée ces dernières années. Une tendance qui s’est nettement accentuée avec le télétravail lors de la crise sanitaire, dans un contexte de perte de lien social entre collègues. Un changement de paradigme tardif que Pierre Halté explique par le rapport que les Français entretiennent avec l’écrit : “En France, on a une position par rapport à l’écrit qui est très protectrice et angoissée.” De fait, l’émoji est mal perçu : “c’était vu comme quelque chose de pas très sérieux.”
Pour pallier ce problème de langage iconographique, certains, comme Olivier, décident de se passer de ces petites icônes : “je ne sais pas si on doit encore utiliser des émojis ou pas. Dans le doute, je n’en utilise pas…ou seulement l’émoji clin d’oeil pour mettre un peu de légèreté dans mon message.”
Pourtant, Pierre Halté l’affirme, les émojis sont un moyen de communiquer comme un autre, dont on aurait tort de se passer, car finalement “tous les signes qui nous servent à communiquer peuvent être sujets à interprétation.” Alors, comment être sûr de ne pas commettre d’impair ? “Utilisez des émojis dont la signification est très stable, comme l’émoji de sourire ou de larmes”, conseille Pierre Halté. Mais surtout, n’ayez pas peur d’être mal compris : “il ne faut pas s’interdire l’incompréhension car elle arrive aussi dans des conversations orales”.